21 décembre 2017, Mairie du Xième arrondissement : les élèves de l’école Mode’Estah présentent leur défilé de fin d’année. Le noir domine et se décline dans toutes ses lueurs, atteignant un « outrenoir » (tel un Pierre Soulages). Blousons en cuir et dentelles, épaules larges et tissus transparents : le style passe d’un glamour immuable à la modernité du sportwear. Le tout, transcendé par cette lumière exclue de la famille des couleurs-Back to Black.
Les défilés d’écoles sont les lieux ou se construisent le futur de l’industrie de la mode. Scrutés: un vivier de directeurs artistiques, mais également d’acheteurs, chefs de produits ou directeurs en stratégies de communicatiosn se cachent parmi les élèves. Le défilé de Mode’Estah est un manifeste. Pas une simple présentation diffuse des travaux des élèves issus de la filière stylisme. L’articulation de l’événement est une manière de mettre en avant un travail d’équipe: un travail qui induit des choix. Alors que vient dire ce noir à propos de ces jeunes créateurs -ce qui les inspire; ce que notre société a imprimé dans leurs imaginaires.
Pourquoi tant de noir ? Est-ce le Zeitgeist de notre époque ?
Le choix du noir, le choix de la transparence
« Habituellement, c’est beaucoup plus coloré » confie la directrice de l’école, Danielle Mechali .« Le défilé, avec toutes les créations s’est tenu cette après midi, là il s’agit de la sélection des élèves en fashion business: ils ont tout organisé. (…)Choisir les modèles qui défilent: cela fait partie du job ». Le story tellling : point central pour une marque, qui par cela même devient une maison, une institution, une référence. Les défilés qui demeurent sont ceux dont les histoires sont fortes.
Les écoles de mode ne peuvent plus se contenter de créatifs à l’esthétique aiguisée. Il est nécessaire des former des futurs professionnels qui pensent l’industrie de la mode dans sa globalité; faisant rayonner une créativité informée de chaque maillon de la chaîne. Danielle Mechali fait le choix de mettre en avant le travail de la section fashion business. Elle éclaire, ceux qui dans l’ombre, ont la lourde tâche d’organiser et de faire advenir la lumière des travaux des autres.
Un défilé dont « l’innovation et la dualité sont l’ADN « . Les grandes tendances de notre époque sont présentes : la mode sociologique de Demna Gvesalia se lit dans les vêtements aux longues manches -comme si quelqu’un avait abusivement tiré dessus. Les tissus transparents et les oscillations entre style sportwear, streetwear et urbain chic rappellent les collections de jeunes collectifs comme OAMC, Sankuanz, Avoc , ou le jeune taïwanais Angus Chiang. La lumière passe à travers les matières utilisées. Les corps sont visibles, projetés sur le podium à la vue du public. Que traduit ce tissage des tendances ?
Une société qui sous le primat de l’authenticité, d’une quête absolue de la transparence, prise dans des dispositifs de communications décuplant l’illusion de la proximité n’en serait que plus opaque? Plus noir ? Plus sombre ?
Jeunes créateurs = rébellion contre l’illusion
Structuration de la rébellion par le vêtement : Rocker, Mod’s ou scène Rave
Johnny chante(ait) « noir c’est noir, il n’y plus d’espoir ». Ce n’est pas n’importe quel Johnny qui chante avec puissance ces paroles : il a 23 ans, et enregistre ce titre pour un album appelé Génération perdue. Blousons noirs, et désillusions : des élans réservés aux adolescents ?
De leurs mélodies à leurs choix vestimentaires, les contres-cultures jeunes sont toujours lues comme « en opposition à ». La rhétorique du rebelle paumé est séduisante : ça fait vendre des slims, des blouses léopards et des perfectos en cuir au saint patron de la lecture des sub-cultures juvéniles Heidi Silmane.
À chaque époque, il devient plus difficile pour les commentateurs de trouver des causes aux révoltes de la jeunesse. Chaque génération est dite « plus privilégiée » que la précédente. L’exemple de la Russie est frappant. Stephen Kazaryan fonde un festival nommé Bolь. (À traduire par « peine ») qui s’adresse avec ironie à « la première génération qui n’a pas à survivre mais simplement vivre(…) mais continue de penser que la vie est un fardeau ». Le Zeitgeist noir, alimente l’imagerie d’une jeunesse qui porte toutes les scories du quotidien des générations qui l’ont précédées. Forcément, ces jeunes seront vêtus de noir: costumes, jeans et Doc Marteens, ou pulls troués; selon l’époque. Forcément, dans des phototypes noir et blanc, le gris fige des prototypes d’affrontements agressifs. La mode s’empare de tout cela, et c’est plein d’ironie que le noir renaît en permanence- pas le temps de tournée au gris-rien n’est fini
La côté sombre de la mode : transformé le noir en lumière d’élégance.
Doit t-on s’attaquer aux jeunes en les pensant en constante opposition? Dans l’histoire de la mode, les tendances ne sont pas toujours construites dans l’opposition. Les ruptures existent, mais ne sont pas un dogme.
Un vêtement noir ne peut se réduire à un symbolisme du marginal, dark et tragique. Le choix du noir pour ce défilé des jeunes créateurs correspond sans doute à des choses beaucoup plus légères : comme des sensibilités esthétiques ou un imaginaire lié au noir, propre à l’histoire de chacun.
Certaines robes, assemblées par des épingles à nourrice rappellent Versace, tandis que les modèles courts à épaules larges évoquent l’impertinence rock des années Balmain par Christophe Decarnin et les nuits parisiennes par Vacarello. Rien d’oppositionnelle dans ce noir : juste le chic, le glamour, le sexy. Le noir articule de nombreuses tendances. L’imaginaire de la parisienne et sa petite robe,et le glamour des longues robes de gala – en 2015, Elie Saab présente une collection intitulée « Light of Now« . La lumière qui domine ? Le Noir.
Le noir articule la sophistication et la séduction; la violence et le romantisme.
» Le noir est poétique ? Comment imaginez-vous le poète ? Dans une veste jaune criarde? « . Ann Demeulemeester.
Le noir : le meilleur moyen de distinction uniformisé
Des affrontements Mod’s VS Rocker à l’origine « du modernisme d’après 1964 »( Hewitt ,2011) à l’Hiroshima Chic de Rei Kawabuco ( Comme des Garçons) en 1981, le noir dans la mode traverse les classes, les religions les rebellions.
Aujourd’hui le noir est un remède mainstream – Voir les conseils de Cordula sur M6. Dans un même temps il continue à être dominant chez les couturiers qui créent des styles dédiés à la jeunesse. Alexander Wang et le Health Goth: soit la tendance la plus recherchée sur Google en 2014. Un style fait de sportwear et notes liées au bondage, qui à l’orée de sa popularité n’avait plus rien de subversive.
Le mode à digérer le noir. Le défilé de Mode ‘Estah prouves que les étudiants sont armés d’une solide histoire de la mode et des tendances. À leur tour de l’écrire.
Les jeunes ne sont pas passifs : conscients de vivre dans une société ou beaucoup de tendances se chevauchent, ils sont flexibles et éclectiques . Leur noir ne vient plus sonner le désespoir. De même la rébellion n’est pas l’unique manière d’être jeune. Ce noir renvoie peut-être au désespoir des générations passés, frémissant face à l’arrivée d’une créativité nouvelle, dont ils ne maîtrisent pas les codes.
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