Jusqu’au 8 janvier 2011, la Galerie des Galeries expose à travers Antidote 6 les œuvres de sept artistes français et européens de la collection privée de Ginette Moulin, présidente du conseil de surveillance du groupe Galeries Lafayette, et de son petit-fils Guillaume Houzé. Depuis cinq ans, Antidote s’est attaché à valoriser et présenter la scène contemporaine française en regroupant les œuvres d’une dizaine d’artistes français émergents ou confirmés. L’art étant en perpétuel mouvement, cette année l’exposition Antidote s’ouvre au monde et plus particulièrement à l’Europe, abolissant ainsi les frontières pour confronter les regards d’artistes de scènes artistiques différentes afin de mettre en relief leur convergence.
La Galerie des Galeries nous propose pour cette 6ème édition de cheminer doucement entre les œuvres des artistes Victor Man, Pietro Roccasalva, Markus Schinwald, Niels Trannois, Tatiana Trouvé, Ulla Von Brandenburg et Andro Wekua. Les artistes sélectionnés partagent un même monde introspectif où le dédoublement de l’identité est propice à l’invention de nouveaux espaces. Peintures, installation ou sculptures viennent ainsi habiter l’espace de la Galerie des Galeries en créant plusieurs espaces mentaux où chaque artiste est libre de faire partager son bouillonnement créatif.
Mêlant habilement sculptures et dessins, photographies et peintures, vidéos et performances, chaque œuvre se caractérise par une mise en scène très théâtrale et parfois déroutante mais laissant la part belle à l’interprétation personnelle. Certaines pièces fascinent et séduisent par leurs couleurs et leur richesse quand d’autres laissent un sentiment de perplexité tant la clé semble cachée dans les tréfonds du subconscient de l’artiste. Mais entre abstraction et figuration, les œuvres se caractérisent surtout par leur intemporalité. Mêlant éléments biographiques, références artistiques et culture populaire, elles rappellent que l’histoire n’est que répétition d’événements et d’émotions.
La toile de Victor Man – La Déposition, 2008 – est sans doute l’œuvre la plus sombre de cette exposition mais elle n’en reste pas moins riche. Entièrement effectuée en tons crépusculaires, elle dévoile toute sa richesse lorsqu’on s’en approche, la peinture fantôme devenant presque mystique révélant et dissimulant à la fois son propos à travers moult détails. Cette toile rejoue la scène de la mise au tombeau du Christ en rassemblant certains codes de la peinture religieuse pour mieux les pervertir, les trois femmes dans cet appartement bourgeois représentant les trois Marie de la Bible (Marie, Marie-Madeleine et Marie de Cléophas) aux côtés de l’homme à la barbe représentant Joseph d’Arimathie. Saurez-vous trouver le serpent ?
L’installation de l’artiste italien Pietro Roccasalva – The Skeleton key (His Latest Flame) , 2009 – amène au questionnement sur le pouvoir de suspendre le temps. A l’origine composée de six toiles et d’un gramophone, l’installation relate l’histoire d’amour impossible entre une cantatrice Molly Blooms, personnage fictif de l’Ulysse de James Joyce, et un liftier, parodie du héros du Film Four Rooms. Ayant convaincu son créateur de produire le premier album de la cantatrice, le liftier reste « condamné » à regarder éternellement le fruit de cet amour impossible, un vinyle rouge sans musique sur un gramophone. L’exposition Antidote nous permet de découvrir l’une des six toiles mettant en scène le liftier seul sur la toile et tenant peut-être son ombre par la main regardant le mouvement perpétuel du gramophone passant sans interruption le vinyle.
Les œuvres de Markus Schinwald pose la question du corps et de son interaction avec l’espace en bousculant les conventions et les identités. Brouillant les frontières entre l’étrange et le familier, l’artiste propose plusieurs œuvres malmenant un peu la bourgeoisie et son lot de déviances physiques. La sculpture Untitled (legs) #9, 2009 intègre des pieds de chaise galbés de style Chippendale évoquant un peu une arabesque extrême, un pas de deux jusqu’au-boutiste renvoyant à la mécanisation du corps à travers la danse. La toile Rose, 2009 d’apparence plus conventionnelle, fait partie d’une série de portraits du 19ème siècle que l’artiste autrichien a retouché en intervenant sur le visage, y ajoutant un masque au niveau de la bouche, sorte de pustule géante, sans que le personnage ne semble en souffrir. Il en découle une parole entravée comme si l’héroïne était elle-même entravée dans l’hypocrisie de sa condition.
Les toiles trompe l’œil de Niels Trannois semblent empreintes de l’esprit du surréalisme et font preuve d’une véritable poésie. Au premier abord de simples toiles, elles se révèlent être rapidement des œuvres complexes faites de peinture, de collages et de tissus, de décors se superposant, se découpant l’un dans l’autre, de gravure sur bois. Au delà du flash, te fouiller (l’éclisse), 2009/2010 montre un œil, devenu planète, veillant dans un espace intérieur ou intersidéral. L’éclipse ambivalente ici, occulte une source lumineuse mais ouvre le champ visuel du spectateur. Revealed inner serendipity, 2009 est un formidable exercice de style de collage de toiles superposées rappelant fortement les panneaux successifs d’un ancien décor de théâtre. Fenêtre sur l’inconnu ou passerelle vers des découvertes fortuites, elle laisse l’inconscient du spectateur déambuler dans les méandres de ses pensées. Vesperal Requiem for Clairwill, 2010, dont le titre est un hommage à l’amie libertine dans l’Histoire de Juliette (1800) du Marquis de Sade, est sans doute l’œuvre la plus abstraite de l’artiste français, photocopie noire huilée telle une mer impassible d’où s’échappe une découpe claire en tons de soleil. L’ombre de Magritte n’est pas loin.
Les installations de l’artiste française Tatiana Trouvé développent un univers autonome dans la digne lignée de Marcel Duchamp fait de combinaisons d’espaces, de matériaux chargés et de squelettes d’architectures. L’œuvre Untitled, 2008 sorte de siège géant à trois pieds recouvert de cuir doté de lanières ou de fils fait irrémédiablement penser aux laçages des corsets renvoyant ainsi à l’image d’un corps décharné. Sans titre 2008 est une œuvre en noir et blanc adaptable sorte de vaisseau maintenu sur une barre composée de grandes peaux soigneusement découpées.
Le théâtre et la scénographie modèlent le travail de l’artiste allemande Ulla Von Branderburg qui nous offre via Forest III, 2009 un formidable sas à cette exposition, une fenêtre vers l’œuvre de Pietro Roccasalva. Cette construction circulaire en bois plonge le spectateur dans son inconscient à travers un visuel inspiré des tests de tâches le coupant des bruits extérieurs pour l’emmener dans sa propre jungle intérieure. Ohne Titel (Maske, Mask), 2006 nous entraîne dans un monde irréel à travers cette présence immatérielle, ce fantôme dessiné sur papier de soie représentant une personne disparue. En jetant beaucoup d’eau sur ce dessin, l’artiste laisse les visages s’effacer pour faire surgir les véritables fantômes du passé.
Andro Wekua a choisi de nous emmener dans son monde intérieur habité de personnages venant de sources publicitaires ou personnelles aux visages immobiles. Le triptyque Spirit, 2006 de l’artiste géorgien semble marqué par l’introspection de ces jeunes filles dont l’esprit semble voyager d’un tableau à l’autre.
Antidote 6, loin de confronter dans une violente opposition les jeunes artistes français de la scène contemporaine avec leurs homologues européens, permet de faire apparaître des points communs entre leurs approches sur le thème de l’introspection, de la mélancolie. Et au delà de celles de l’artiste, c’est à nos propres interrogations que nous renvoient leurs œuvres, celle de tous les jours, du temps qui passe et de nos propres fantômes voire de nos propres démons.
Galerie des Galeries – 1er étage Galeries Lafayette Coupole
40 boulevard Haussmann 75009 Paris
Accès libre du mardi au samedi de 11h à 19h sauf jours fériés.
Marie-Odile Radom