En janvier dernier, l’introduction de la sensibilité masculine était déjà une idéologie qui gagnait du terrain. Après le défilé du créateur espagnol Gomez Paloma, le mot Genderless était sur toutes les lèvres. Sans savoir vraiment son sens, ni les structurations de pouvoirs derrière ce terme, la sensibilité masculine est de nouveaux mise en avant pour l’été 2019. Exagération, mise en scène théâtrale. Revêtir des habits c’est comme enfiler différents costumes de genres: l’idée de performance est là, elle crie. Elle permet de penser le genre comme une construction sociale et culturelle, pas un déterminisme biologique (c’est tout le travail de De Lauretis ou Butler). Pourtant cette saison, les couleurs pastels, les pulls roses, l’utilisation de la broderie poussent à applaudir une « sensibilité masculine » tout bonnement féminine. Le problème de ce discours : sous l’égide de la libération de l’homme et le couplet d’un rejet de la virilité; bien mérité, la sensibilité convoquée est genrée. Elle est rose bonbon, enfantine et lascive- « On emprunte à la femme sa sensibilité » -car, oui, si l’homme est sensible c’est grâce à des caractère féminins. À chacun son domaine de compétence. Vive l’évolution ?!
La mode est-elle toujours au service d’un monde où il n’existerait que deux sexes-deux genres ?
Les collections de cette saison permettent-t-elles de sortir du carcan de la différence sexuelle -soit un cadre conservateur ?
Au service de quels hommes cette exploration de la sensibilité, est-elle mise au service ?
Au-déla de cette navigation de la sensibilité masculine en eaux troubles, le tailoring s’est délié du taylorisme, et l’attitude leisure devient l’emblème des classes aisées- celle pour qui le chômage est un lointain mirage. Le streetwear n’a plus le monopole du cool: les classes supérieures savent elles aussi se détendre. Pour cela elles ouvrent leurs placards remplis de pièces des créateurs japonais des années 80. Un brin d’orientalisme qui permet de rappeler que le luxe c’est l’art de prendre son temps- de montrer qu’on peut prendre son temps.
La mode: le musée de la différence sexuelle ?
L’idée de la mode comme gardienne des codes d’une identité féminine et d’une identité masculine- est-ce un discours ancien? Au fil du temps et des représentations, les couleurs et les matières ont été indexées à des genres précis. Sortir de l’un est permis : mais pour rentrer dans l’autre. Yves Saint Laurent permet aux femmes de revêtir le smoking « masculin » ou la saharienne qui est un vêtement militaire « virile ». Dans l’autre sens ça donne : 1985, Jean Paul Gaultier lance la jupe pour homme dans un défilé baptisé Et Dieu créa l’homme par opposition à Et Dieu créa la femme. Toutes ces avancées se fondent sur la base d’un inversement des codes qui ne fait que les accentuer.
« Je ne crois pas que les tissus aient un sexe, pas plus que certains vêtements. » Jean Paul Gaultier.
Un garçon au féminin, une fille au masculin… Et si la chanson était un peu plus complexe ? La remarque de Gaultier pousse à regarder en arrière. Avant le drame de la codification genrée du vêtement, la recherche de l’élégance par une élite avait le mérite de débinariser. Les costumes féminins et masculins sont semblables. Agnès B. nous fait une piqûre de rappel. Toile de Jouy, pantalons en orgenza blanc, dentelles : il fut un temps ou tout cela n’était pas uniquement la part des femmes. Plutôt celle d’une élite. Au XIXe siècle de nombreux philosophes et artistes vouent un culte à la mode, notamment les dandys, mais aussi les romantiques et des écrivains comme Balzac- en somme des hommes éduqués. En 1975, le sociologue Pierre Bourdieu signe un texte sur la haute-couture ( pas le prêt-à-porté, attention) avec Yvette Delsault,
une femme ! La mode n’est plus l’affaire des hommes ? Privilège des hommes aristocrates jusqu’au XIXième, le passage de la guerre oblige la mode à retourner dans la sphère privé. Désormais elle sera uniquement l’objet des glossy (Cosmo et Glamour) destinés aux « ménagères ».
Après la guerre, la nouvelle place des femmes dans la sphère public s’accompagne d’un retour en arrière. Le sociologue Nick Rees-Roberts remarque » à la fin des années 1940, le New Look est créé sur la base d’un lien régressif entre la féminité et la nature, en contre-point à l’utilisation des motifs floraux faite par les artistes à la fin du XIX siècle ».
En 2018, les fleurs s’invitent sur les chemises des hommes : un signe de sensibilité « féminine », un retour à une masculinité romantique et champêtre ou les femmes ne sont plus dominées? Ou une nouvelle forme de différentiation dont le genre n’est plus l’unique objet.
Le combat des masculinités : le coq et le minet
La masculinité de la classe ouvrière n’est pas celle de la classe bourgeoise. Les différences de classes, de cultures, de générations ou de races s’imbriquent sans cesse dans les rapports sociaux au sexe. Dans les villes le minet ou le métrosexuel ont été posé comme trouble fait à des fins marketing. La féminité du métrosexuel va de pair avec une desexaulisation. En 2018 le retour des imprimés enfantins et des couleurs pastels, semble appuyé cette neutralisation du désir sexuel. L’homme sensible : un éternel enfant ?
L’art de ne rien faire-en somme une idéologie aristocrate.
La masculinité citadine s’oppose à une » masculinité populaire » adulant les Rambo et Schwarzennger. L’homme aux champs est le nouvel exotisme de la saison. Les fantasmes autour du chapeau de paille permettent d’entrevoir le récit des choses « simples » et « authentiques ». Pourtant ce ne sont pas des habits paysans que revêtissent les hommes enfantins de cette saison. Ils conservent le tailoring, mais un tailoring moins Wall Street. Le retour au bac à sable et à la campagne se fait avec des tissus fin et léger.Ils deviennent les armes de la simplicité ornementale. Un homme qui ne met pas la main à la terre, mais aime se promener sur ses terres. La classe moyenne, vivant hors des villes est-elle privée de mode ?
Au delà de cette opposition de classe, il faut également penser l’influence des subcultures et notamment des subcultures gay sur les tendances de cette saison. Cuir, résille et latex se sont mêlés au lin et au coton. Le jeu devient alors intéressant.
La mode de « la sensibilité » est-elle la matrice de l’intersectionnalité ?
Le tailloring s’est décontracté. Pour cela il a adopté deux styles: le japon des années 80 et le streetwear. Le japon permet au créateur de faire une mode a-genré, et de mettre en avant les savoirs-faire autour du vêtement. Soit un discours qui sert l’idéologie du luxe.
Le survêtement se transforme en sous-vêtement : le streetwear a été colonisé.Il permet aux grandes maisons de s’attirer un fort revenu avec la vente de basket et t-shirt à logo. Le vêtement dit des banlieues n’est définitivement plus le monopole des mêmes rues.
Cette semaine de la mode masculine nous indique une volonté de créer une mode sans-genres mais toujours avec des classes sociales. Le non-genre est un privilège. Ce programme oublie celui des subculturs qui n’est pas d’en finir avec les genres mais de multiplier les genres. De créer des corps nouveaux qui transcende tout binarisme. La mode permet d’explorer cela, et elle le fait depuis des années : Bowie, Bryan Ferry et le Boggus Man. L’homme sensible est bidon, c’est un fantasme issue d’une vision binaire du genre. L’homme post-moderne, déjà présent dans les années 70 est celui qui permet de naviguer dans les masculinités et de créer de nouveaux corps. L’évolution comme les changements technologiques poussent à des retours aux valeurs « authentiques » et s’accompagne en 2018 d’une infantilisation. L’homme sensible est-il le déguisement des conservateurs ? Ce discours sert à éviter les questions d’hybridations des styles; de créer de nouveaux noms-car nos vielles catégories sont dépassées.