Dans le cadre du lancement national du calendrier Pirelli 2010, voici un entretien entre Frédéric Beigbeder et Karl Lagerfeld.
Frédéric Beigbeder: -Pourquoi avoir choisi comme thème la mythologie grecque et romaine ?
Karl Lagerfeld: -Parce que c’est ma religion favorite : un dieu pour chaque rayon. Je suis polythéiste, toutes les religions actuelles sont récentes, je préfère cette mythologie sans enfer, sans péché (ce frein au bonheur), sans pardon.Il faut revenir à une certaine beauté disciplinée de l’Antiquité. Simone Weil disait que Jésus descendait tout droit de Prométhée, ça a fait scandale à l’époque. J’adore les déesses car elles étaient les premières femmes libérées, qui avaient droit à tout. Les divinités et les muses sont féministes !
F.B: -De quand date ta fascination pour les mythes de l’Antiquité ?
K.L: -Les deux premiers livres que j’ai lus à 6 ans sont « L’Iliade » d’Homère et les Nibelungen. Bon, les contes germaniques m’ont effrayé, mais Homère m’a énormément influencé, il me fonde complètement. Ce qui est génial dans le paganisme antique, c’est que les dieux sont multiples, les âmes circulent, il y a des héros, des demi-dieux, des génies et des nymphes… Les humains étaient moins éloignés des dieux que dans les religions monothéistes. Je ne savais pas à l’époque que je deviendrais un dieu moi-même !! (rires)
F.B: -Oui, mais attention : les dieux ne sont que des mortels à peine améliorés ! (rires) Donc le but de ces photographies est de fonder une nouvelle religion ? Je tiens à dire après l’avoir feuilleté que ce calendrier m’a donné la foi en ton Olympe, me voilà converti, instantanément !
K.L: -Blague à part, ce qui est moderne dans la mythologie, c’est l’amour de la jeunesse, le culte du corps, le désir assumé, sans punition divine, et l’hommage permanent rendu à la Nature. Il y a une éthique de la beauté dans la civilisation gréco-romaine que nous avons perdue aujourd’hui.
F.B: -Avant d’être choisi par Pirelli pour cette édition 2011, connaissais-tu les calendriers Pirelli ?
K.L: -Oui surtout celui d’Avedon (1995) que j’avais beaucoup aimé. C’était cultivé mais pas juste cul ! Sexy, simple. Je suis aussi un fan de Sarah Moon, c’est la première qui a montré des seins en 72. Il émane d’elle une grande poésie.
F.B:-Qu’est-ce que Pirelli représente pour toi ?
K.L: -C’est un fabricant de pneus qui s’est bâti une réputation avec ces calendriers qu’on ne peut pas acheter, ce qui leur donne un mystère. C’était du marketing viral avant l’heure. Au départ ils l’ont fait pour les garagistes, pour les camionneurs ! Mais l’objet est vite devenu une référence artistique.
F.B: -Raconte-moi les trois jours de shooting. C’était où ?
K.L: -Dans mon studio à Paris, rue de Lille. J’ai choisi des amies pour poser, je ne voulais que des personnes qui soient très à l’aise avec moi. J’ai fait une liste de corps montrables, je refuse de déshabiller des gens qui ne sont pas d’accord !
Et il n’y a pas de mineures !!
F.B: -Pourquoi le fond noir ?
K.L: -Je trouve que ça met en valeur la nudité, le contraste souligne la beauté corporelle.
F.B:-Et pourquoi shooter en noir et blanc plutôt qu’en couleur ?
K.L: -C’était rafraîchissant, un peu de black and white, pour changer de mes illustres prédécesseurs, et puis après tout je suis noir et blanc dans la vie !
F.B:-Est-il exact que les modèles deviennent particulièrement « open-mind » lors des séances du calendrier Pirelli ?
K.L: -Mon studio est antiseptique, c’est très boulot-boulot. Il n’y a rien de louche qui traîne. Ce qui me plaisait dans les mythes grecs, c’est qu’ils n’ont pas besoin de s’exciter avec des bas résille et des froufrous, c’est charnel sans chichi. Les talons aiguilles et les porte-jarretelles, Helmut Newton a fait ça mieux que moi.
F.B: -Pourquoi Julianne Moore en Héra ?
K.L: -Je voulais absolument une actrice pour faire la femme de Zeus et la mère des dieux de l’Olympe. Julianne est une belle femme, plus matrone que les gamines sous les oliviers. C’est une amie très chère. Avec moi elle savait que c’était le risque zéro, qu’il n’y aurait pas une production parallèle à vendre sous le manteau !
F.B: -Ah bon, il n’y a pas de clichés secrets pour un usage privé ?
K.L: -Voyons Frédéric, ça ne rentre pas dans la mythologie. Regarde les statues antiques, elles ne sont jamais cochonnes, sauf à Pompéi mais c’était dans une maison close !
F.B: -Tu as spécialement créé des objets, bijoux, accessoires pour la séance de photos.
K.L: -Stéphane Lubrina et George Cortina ont réalisé les bracelets, les armes, les boucliers.
Peter Philips a collé des feuilles d’or sur les seins. Je ne voulais pas que ça fasse « farces et attrapes » ou déguisement de théâtre. Donc j’ai dessiné les colliers, les sexes d’or, les bracelets qui deviennent des écorces d’arbre, une chouette, un casque en plexiglas…
F.B: -Aurais-tu aimé vivre dans l’Antiquité ?
K.L: -L’immortalité avec un physique parfait, à qui ça déplairait ?!
Entretien réalisé le 15 octobre 2010 au domicile de Karl Lagerfeld, à Paris.