Société post-raciale, post-genre, sans classes sociales : un mythe ? Au milieu du jeu des chaises musicales pratiqué dans les directions artistiques des maisons de luxe, la nomination de Virgil Abloh est présentée comme historique- à divers titres.
Un geste historique qui signe une politique de la diversité, un acte qui montre le pouvoir des milleniales, un geste qui vient amplifier la victoire du self -made men ? Les points communs de toutes ces hypothèses : la société actuelle vie dans un monde ou le racisme est une lutte que l’on est parvenu à dépasser, et ou les classes sociales se tapent dans le dos, toutes en baskets #milleniales.
Si ce geste peut, et doit provoquer le ravissement, cette annonce est-elle synonyme de changements dans la structuration du pouvoir dans l’industrie de la mode ?
La victoire d’une génération « POST » : une mine d’or pour les ophtalmos
« C’est une victoire politique. On ouvre enfin les portes à d’autres profils éthniques et sociaux, c’est bien que ce ne soit pas tout le temps que des gens issus des mêmes écoles, ou uniquement des bourgeois belges. », Loïc Prigent, 20 Minutes.
Virgil Abloh cristallise les espoirs d’une génération qui n’avait pas encore de modèle pour s’identifier dans la vaste odyssée de la mode. Il qualifie son rapport au domaine de « peu orthodoxe »; comme pour se marginaliser (mais en d’autre termes que raciaux). Une fantaisie qui ne l’empêche pas de se hisser en moins de 10 ans à la tête de l’une des marques les plus influentes dans le monde du luxe. Abloh se transforme alors en une promesse de réussite, dans une ère qui promeut l’expression de talents sans âges, couleurs ou classes sociales. Pourtant Virgil Abloh ne sort pas de nulle part : un homme qui a compris que sa lutte pour le savoir serait son pouvoir. Il étudie l’architecture dans l’institut technologique de l’Illinois, fondé par l’architecte allemand Ludwig Mies Van Der Rohe, soit le père Européen des gratte -ciels : le père des symboles de la réussite économique capitaliste. Pour se former aux savoirs spécifiques de la mode, Kayne West le fait entrer dans la célèbre maison italienne de fourrure Fendi. En apprenant auprès de pointures légitimées par tout le champ « classique », Abloh démontre qu’il existe une place pour les artistes noirs dans l’histoire du classicisme européen. Une quête à double pendants : si elle démontre les capacités d’Abloh, elle se fait selon les codes d’une classe blanche hégémonique. Un voile « politiquement correct » obscurcit alors la question de la couleur de peau de Virgil. Morwenna Ferrier du Guardian confie: « Avant l’interview, on me prévient que Abloh ne parlerait pas de races, ou de politiques ». Abloh : blanchissé ?
La réussite artistique d’un Black doit-elle forcément être politique ? – Une vraie question.
Sous prétexte de réussite certains artistes sont fustigés. Peut-être faut-il réfléchir aux discours des médias, des publics avant de catégoriser les artistes : si c’etait le public qui, tel oedipe, s’était crevé les yeux pour mieux voir qu’Abloh n’est pas noir. Le même phénomène a été habilement mis en avant par le SNL en ce qui concerne Beyoncé.
En travaillant le streetwear au sein même des cultures blanches du luxe, Virgil Abloh transcende l’idée d’un classicisme accolé à une race. Un trouble maker ? Ouais le rôle du trouble maker : soit un rôle qui séduit le milléniale.
Nouvelles formes de racismes : « le blanc de leurs yeux » (- Stuart Hall), en Baskets Blanches
Dans un article du 6 avril pour Hyperbeast, Jason Dike revient sur les différentes formes dont se manifestent les discriminations raciales dans l’industrie de la mode. La journaliste explique que l’industrie fait des concessions dans la mesure ou ces dernières peuvent être visibles, médiatisées. Dans les bureaux, où se prennent les décisions; les caméras ne tournent pas, alors pourquoi offrir des postes aux blacks. La réussite de Virgil Abloh s’inscrit dans une politique post-raciale. Pourtant le racisme est encore présent ; mais plus discret. Dans les années 1990, Stuart Hall évoque la notion de « nouvelles éthnicités »: une société ou les adolescents utilisent les styles liés à différentes ethnies pour exprimer leurs propres identités, sans se préoccuper des racines. Dans un environnement médiatique, et encore plus depuis l’arrivée d’internet il semble aisé de piocher et de réarticuler le matériel culturel. Pendant les années 90, la culture Hip-Hop se propage à travers la musique, à travers les séries. Timothy Havens montre que ce phénomène est marqué par l’appropriation de stéréotypes raciaux. Les jeunes s’approprient le côté gangsta violent, la sexualité ou certaines joutes verbales. Hyperbeast met également cette idée en avant, et rappelle quelques dérives de l’industrie de la mode ( Ulyana Sergeenko et l’affaire « To my niggas »). L’appropriation devient problématique lorsqu’elle prend la forme de stéréotypes racistes naturalisés. Plutôt que de société post-raciste, parlons de la société post-coloniale.
D’autre part parler de milléniales color-blind, c’est parler d’une certaine classe privilégiée qui achète des baskets Vuitton, et n’a pas besoin de prêt pour la Ivy League. La journaliste Alice Pfeiffer rappelle à travers ce poste que le terrain est bien plus complexe qu’il n’y parait. En plus de différences de races, il faut regarder les différences de classes, les différences économiques.
La conquête du pouvoir : jeune et riche, le parfait bachelor
Virgil Abloh ou l’équilibre parfait. Un alliage entre l’exotisme et la blanchitude. Un alliage à tout épreuve : parfait pour les milléniales color-blind et leurs mères.
En répétant que les milléniales sont les nouveaux dictateurs de la mode, on fait du consumérisme le mot d’ordre d’une nouvelle génération. Un récit dont les protagonistes ne sont pas tant les jeunes, mais ce qu’ils représentent. L’exotisme qui mène le luxe : le jeunisme. Soit un privilège gonflé au botox : Virgil Abloh plaît autant aux milléniales qu’aux classes supérieures. Il répond à l’imaginaire du « jeune et cool ». Cette nomination ne signe pas la victoire de la jeunesse, mais la victoire de ce qu’elle représente. En somme rien de nouveau : la quête de l’élixir de jouvence reste un vieux ressort marketing.
La véritable percée : quand des événements tels que cette nomination ne seront plus des exceptions à fêter mais la norme.- Laura Harris
Cette annonce est une victoire- à divers titres. Elle pousse à réfléchir. Elle pousse à questionner les manières dont nous structurons les rêves. Elle oblige à regarder les complexités du monde et ne pas ignorer l’existence d’inégalités. Une victoire qui oblige à ne pas être Blind.