Gabrielle Chanel et Venise
C’était une ville hors du temps qui semblait flotter entre ciel et mer. Une ville envoûtante qui procurait un sentiment d’oubli et de rêve. Surtout le soir lorsque la lumière déclinante la couvrait d’or… Tout devenait alors irréel, les façades des Palais, les canaux, les ruelles où Gabrielle Chanel aimait flâner et se perdre, parfois, jusqu’à la nuit tombée. Venise lui offrait alors l’apaisement et lui redonnait, enfin, le goût de vivre.
Boy Capel, son grand amour, était mort dans un accident, deux jours avant les fêtes de Noël en 1919. Leur histoire d’amour avait duré dix ans. En lui avançant les fonds nécessaires à l’ouverture de sa première boutique, Boy lui avait permis de conquérir cette indépendance qu’elle ambitionnait avant toute chose. Lui seul l’avait traitée comme son égale. Il lui avait enseigné la véritable manière d’aimer, sans emprise, sans contrôle.
Et puis Venise ! La ville magique avait tout changé ! C’est là qu’elle s’était remise à respirer, là aussi qu’elle s’était révélée à elle-même.
Misia et José-Maria Sert avaient mis des semaines à la convaincre de les suivre dans leur pèlerinage annuel vers la Cité des Doges.
Les premiers jours, elle s’était méfiée, de cette éternelle référence au passé, de la décrépitude que l’on devinait à l’arrière des façades des palais du Grand Canal.
Se réfugiant dans le silence imposant des églises, notamment dans celle de La Salute, elle avait progressivement trouvé le réconfort. Et peu à peu, elle s’était prise au jeu.
Gabrielle Chanel avait suivi José-Maria Sert dans les musées, les palais, les ruelles. «Il savait tout, racontera-t-elle plus tard. Les itinéraires d’Antonello de Messine, la vie des Saints, ce que Dürer avait gravé à quatorze ans, (…) quels vernis employait Annibal Carrache…». Elle s’était immergée dans un univers de beauté.
Sert lui avait offert la splendeur de cette ville et ses reliques de l’empire de Byzance. Il l’avait conduite derrière l’autel de San Marco à la découverte de la «Pala d’Oro», une pièce d’orfèvrerie de 3 mètres de long, entièrement sertie de pierres polies en cabochons. L’éblouissement qui l’avait saisie devant ce trésor unique au monde, devait la marquer à jamais.
La Venise du passé apprivoisée, elle avait découvert la vie trépidante de la Venise de 1920. Une ville qui recommençait à vivre après la guerre. Les Vénitiens et les premiers touristes s’adonnaient avec délices aux bains de mer et au farniente sur les plages du Lido. Puis venaient le thé à la terrasse des hôtels chics qui bordaient le rivage et les débuts ou les fins de soirée qui s’éternisaient autour d’un cocktail, sous les arcades du café Florian.
Et cette scène étrange qui l’avait tant frappée à Venise et qu’elle racontera beaucoup plus tard à Paul Morand : «Un jour, au Lido, je voyais une vieille américaine respectable as–sise sous un parasol ; toutes les jeunes Américaines qui se préparaient à entrer au bain, lui confiaient leurs bijoux; finalement, elle avait l’air d’une de nos Saintes Vierges auvergnates, cloutées de cabochons ; le trésor de Saint Marc pâlissait à côté d’elle.»
Gabrielle Chanel avait fait de Venise sa ville. Née le 19 août 1883, n’était-elle pas placée, comme la Cité des Doges, sous le signe du Lion ?
- 1936 – Gabrielle Chanel sur un yacht devant le Lido à Venise