INTERROGATOIRE DE SERGE LUTENS DANS LE NOIR
A l’occasion de sa récente nouveauté Le Vaporisateur Tout Noir, Serge Lutens nous offre cette interview.
Serge Lutens, d’où vous vient ce goût pour le noir ?
Goût, dégoût… ils ont la même origine. Nos sept premières années les incubent. S’ils sont encore indécis, ils s’ébauchent puis se façonnent et, enfin, se pigmentent. C’est à l’adolescence qu’ils se feront connaître. Quant à moi, c’est entre 15 et 16 ans que je sors de la pénombre pour ne voir que noir, comme d’autres voient rouge. En sorte, le ton est donné.
Afin de m’expliquer, je reprends la règle de trois posée par Freud : selon lui, nous sommes, enfant, le centre et le sommet d’un triangle, stabilisé sur sa base, par, à droite, un père et, à distance, séparé par la ligne d’assise, une mère. Or, mon choix déstabilisa la pyramide, ne laissant oblique, entre ma mère et moi, qu’une seule ligne tracée.
Ceci n’est pas sans raison. Nous sommes en 1942, la guerre, la loi, ses obligés firent que dès mes premiers jours, je fus séparé de ma mère et confié à une famille. Plutôt que de m’éloigner d’elle – cela aurait pu se produire – son absence la rendit très présente. Je l’inventais. C’est au fond de cette histoire que s’annonce ma couleur et elle s’impose. Noire. Je ne la ferai pas mentir, c’est aussi, celle du deuil.
Alors justement, quel fut le deuil de Serge Lutens ?
Le mien d’abord, enfin, celui prévu par la société et ses règles !
Rien n’est involontaire. Je n’aime pas ma mère comme on l’entend, mais c’est sans doute cet amour particulier qui me fit prêtre de sa continuité ; par cela aussi, c’est le deuil de mon père que je porte, puisqu’ainsi, je l’élimine de la trilogie. Rien n’est plus présent qu’un fantôme. A son propos, j’étire un sentiment qui, inextricablement, confond la haine et l’amour. C’est aussi le temps, où, conséquente à ma direction initiale, la sexualité me plongea, un temps dans la honte mais, la Fille qui me fait Lui décida. Un élan irréversible me dégagea du moule de tout convenu. Tout fut absurde, terrible, merveilleux, juste, matière à vivre et à mourir. En somme, des funérailles qui finissent bien.
Serge Lutens, nous venons d’évoquer votre mère et certains ont avancé que ce goût du noir serait né d’une robe de cette couleur qu’elle portait. Pouvez-vous nous en parler ?
C’est en partie vrai mais, évitons de larmoyer le mot « mère ». Elle mérite peut-être les honneurs de l’insulte mais certainement pas ceux de l’apitoiement. Elle eut détesté ce toc. Encore que très intelligente, il est possible qu’elle ait pu en tirer profit ; Bon, je reviens à l’anecdote.
Je dois avoir dix ans. C’est lors d’un grand rangement que je découvre cette robe, posée sur le fond bleu ciel du couvre-lit, épaulée sur un cintre. Ce n’est qu’une tenue, celle que les femmes portaient pendant l’Occupation. Elle est noire, en crêpe Georgette (le deuxième prénom de ma mère) et ne m’est pas inconnue. C’est celle que portait ma mère, les trois premières années suivant ma naissance. La seule me semble-t-il. Les photographies en témoignent (toutes déchirées, je m’aime pas les témoins, ils empêchent l’image). C’est donc son passé et, par extension, le mien confondu, que j’ai sous les yeux : simple de coupe,
droite, s’arrêtant sous les genoux et sur les poignets, trois boutons minuscules recouverts de la même étoffe la referme autour du cou. Jusqu’aux extrémités des épaules carrées, au hasard de l’oeil, sans dessin précis, se dissémine du jais parisien. Je suis ébloui. Cette robe, usée jusqu’à la trame est et demeure fabuleuse. Celle qui la portait est à deux pas de moi, mais cette fois, ce n’est plus ma mère mais, une femme au jugement entier, qui a renoncé à toutes formes d’apparence, abdiqué tout ce qui pouvait chez elle rehausser un attrait. Certaines images s’accrochent. Elles ne vous lâchent plus. Elles sont gravées sur nos murs internes.
Ce que je retiens en mains, tendue, n’est plus une robe, mais la mue d’un serpent, d’où ma question : Pourquoi tu ne la mets plus ? Elle eut ce que j’appelle : l’élégance du silence. C’est peut-être à partir de ce temps, que je me dédouble, ce mot implique un double : le principal acteur de la trahison qui, sera l’étoffe de tout ce que je ne sais pas et la fera Grande : criminelle, voleuse de haut vol, Reine en deuil blanc… En un mot, je la vis. Ces abandons, le sien, le mien sont ma vraie chance. Ils engendrent les suivantes.
Vous évoquez le dédoublement et l’on connait au travers de vos photographies, ces femmes blanches qui sont votre signature et semblent aux antipodes de cette évocation noire. Comment appréhendez-vous cela ?
Il n’y a pas de calcul. La beauté est cruelle. Elle l’exige : tout poète qui se doit, est amoureux de sa Mort. Ces femmes au teint de craie, figures arrêtées, vêtues de pourpre, de fastes royaux, de splendeur religieuse, ne désirent pas plaire. Elles sont fatales. Elles comblent aux deux sens du mot, ce qui ne peut être dit. Ce n’est aucunement triste. Je ris ma vie comme d’autres la respirent. Le noir n’est pas un choix. Il s’impose. On peut dire que Chanel a eu, à lui, cette relation, ne serait-ce qu’en réaction à l’absence de son père. Autrement dit, Saint Laurent aussi. Pour moi, c’est un destin. Pour certains, une mode. Disons que cette couleur me pénètre et, du dessous, résonne…De profundis.
Vous évoquez la profondeur du noir, pourtant pour certains, il incarne le mal.
C’est le mal ! Qui le regarde ? Retournez les jumelles, la vision s’inverse ! Voyez Baudelaire, il lui offre ses fleurs. D’autres, les gens de bien, le pointent du doigt (l’axe du mal). Le bien, le mal se mêlent à nos natures, à moins qu’il n’y ait folie et encore, elle est humaine. L’homme agit au mieux de l’instant pour un meilleur, en tous cas, il le souhaite. J’ai en tête l’interview d’une résistante, rescapée d’un camp de concentration qui, à la question : « Qu’est ce que vous ne pardonnez pas aux nazis ?» répond à peu près ceci : « D’avoir fait qu’en moi, je découvre le mal et qu’il me sauve la vie.» D’une autre façon qu’elle, nous sommes tous confrontés à cela. Quelle pulsion commande le bien, le mal si ce n’est celle qui permet de mieux vivre l’espoir.
Serge Lutens, le noir pour vous : luxe ou misère ?
Il a les deux faces pourvu que l’on s’y reconnaisse. Rien de plus n’est important. Ce n’est pas tant d’ailleurs le noir que ce qu’il contient. Ne vous y trompez pas, il peut être rose !
Bachelard dit qu’il ou elle est, le refuge de toutes les couleurs. Nous éprouvons tous la nécessité d’un repli. C’est dans le noir qu’on voit le mieux.
Pour conclure, Serge Lutens, on a dit que vous étiez un trait noir, tracé sans règle. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai pas l’impression d’avoir tiré un trait sur quoi que ce soit. La seule matière que je souhaite monter en essences, en tout possible, c’est de mettre au jour ce noir.
crédits : Serge LUTENS