Jean-Claude Wolff mène depuis une trentaine d’années un parcours de compositeur, libre et authentique. En mai dernier, une de ses œuvres était interprétée par l’ensemble de cuivres le New York Chamber Brass au prestigieux Purchase College University à New York. En mars, au Printemps musical d’Annecy, on pouvait découvrir Fragment d’exil, une œuvre pour violoncelle et piano. De l’instrument soliste au grand orchestre, de la voix seule avec piano à l’opéra, Jean-Claude Wolff a écrit pour toutes les formations. Ses œuvres témoignent de la richesse et de l’originalité de son univers musical. Rencontre avec un compositeur qui occupe une place à part dans le cénacle très privé de la musique contemporaine.
Comment se passe la rencontre entre un ensemble de musique de chambre comme le New York Chamber Brass et un compositeur comme vous ?
Il y a plusieurs possibilités de rencontres entre un compositeur et un ensemble. Dans ce cas présent, la rencontre s’est faite par l’intermédiaire d’un agent – Hélène Villette – qui a senti qu’il pouvait exister des connivences artistiques entre ma musique et le New York Chamber Brass. J’ai adressé à Hélène Villette des partitions et enregistrements de ma musique, et pour sa part, elle m’a fait découvrir le répertoire de l’ensemble, constitué majoritairement de compositions originales écrites pour cette formation – à savoir deux trompettes, un cor, un trombone et un tuba.
Est-ce un choix esthétique du New York Chamber Brass que de faire appel à des créateurs ?
Le répertoire pour quintette de cuivres n’est pas très vaste et se compose essentiellement d’œuvres de compositeurs du XXème et du XXIème siècles. L’ensemble mené par Graham Ashton est toujours à l’affût de créations. Il s’est avéré que nos univers esthétiques pouvaient trouver des correspondances. J’ai donc composé une œuvre pour lui en précisant que je voulais garder une entière liberté stylistique.
L’œuvre en question s’intitule Pratea, résonances liturgiques. Pourquoi ce titre ?
Pratea en latin signifie La Prée et correspond à l’Abbaye de la Prée , une ancienne abbaye cistercienne, située dans le Berry, à proximité d’Issoudun. Cette abbaye est un lieu de résidence d’artistes où se côtoient autant des plasticiens, des cinéastes, des écrivains que des compositeurs. C’est là que j’ai pu composer cette œuvre. C’est un lieu où souffle quelque chose de spirituel, quelque chose de difficile à définir…
D’où les résonances liturgiques ?
C’était nécessaire qu’elles apparaissent dans le titre… A La Prée, il règne une atmosphère en lien avec l’esprit de la nature, avec une certaine connotation mystique. Je ne sais si j’ai réussi à faire passer cette émotion dans Pratea, mais elle a été un de mes points de départ.
Comment et pourquoi décidez-vous d’écrire pour une formation précise ?
Il y a plusieurs cas de figure. Ce peut être une commande pour une formation déterminée, comme pour Pratea. Il faut l’accepter ou la refuser. Il s’agit de savoir si cette formation imposée répond à vos exigences intérieures. La plupart du temps, on compose en dehors de toute commande en espérant qu’on trouvera des occasions de produire l’œuvre. Le cas le plus extrême, c’est celui de mon opéra le Quatuor pour lequel je ne trouve aucune production actuellement.
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Je crois qu’un compositeur n’a pas toujours conscience de ses inspirations. Comme disait Debussy, ce peut être le vent dans les feuilles… Tout peut devenir musique. Ce qui m’inspire souvent, c’est une nécessité expressive. En moi, l’origine d’une œuvre est souvent affective. On a la chance – pour moi en tout cas – avec la composition musicale de pas avoir besoin des mots pour évoquer des émotions profondes, intimes..
Et ce « ressenti », comment faites-vous pour le retranscrire en langage musical ?
Quand il s’agit d’une œuvre instrumentale, je pars d’une sensation qui se transforme en un accord, en une mélodie, en un timbre ou un assemblage de timbres aussi… La succession ou la juxtaposition de petits éléments différents peut donner l’atmosphère de l’œuvre, sa trame, comme on peut le retrouver dans certains passages des symphonies de Gustav Mahler ou de compositeurs américains comme George Crumb. Parfois, c’est juste une mosaïque qui se construit à laquelle il faut donner une cohérence intime qui ne relève pas de formes préétablies. Celles-ci, d’ailleurs, même les plus connotées comme la fugue, peuvent être utilisées, mais il faut une adéquation avec la pensée et le geste de l’œuvre, sinon on tombe vite dans l’académisme. Ce qui peut également arriver avec l’absence de formes…
Comment harmoniser cette intimité affective avec le cahier des charges d’une commande ?
Il faut de la clairvoyance, de l’humilité… Si on vous dit quintette de cuivres ou trio d’anches, cela déclenche des idées de sonorités, des combinaisons. C’est toujours un challenge de répondre à un cahier des charges qui comprend : la formation, la durée de l’œuvre et le délai, le « temps qu’il reste » pour la composer. Avec un peu de métier, on devient plus lucide qu’au début d’une vie de compositeur face à cette problématique. En revanche, ce que je refuse catégoriquement, c’est la moindre contrainte stylistique comme faire une œuvre mélodique, faire une œuvre pas trop triste ou encore ajouter des effets instrumentaux « contemporains »… ou s’en priver !
Selon vous, y a-t-il une forme idéale dont on tendrait à se rapprocher?
Je ne sais ce que vous appelez la forme idéale… Je préfère m’en référer à cette phrase de l’Evangile : « Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père. » Mais j’ai toujours adhéré à l’idée d’un beau absolu. J’ai toujours cru à cette idée jugée actuellement utopique, énoncée par Jean-Jacques Rousseau – entre autres – et qu’on retrouve dans les écrits de Robert Schumann… Une certaine exigence spirituelle, une musique « vraie », comme disait Celibidache, oui cela fait partie de ma recherche. Mais ces exigences, mal interprétées, peuvent conduire au dogmatisme et à une intolérance, à un manque d’ouverture d’oreille, si j’ose m’exprimer ainsi, très dangereux…
On ressent chez vous comme un appel de la musique. Avez-vous toujours eu le désir de devenir compositeur?
J’ai toujours eu le désir d’écrire des petites mélodies dans le style des musiques qu’enfant, j’apprenais au piano. A l’inverse de jeunes qui improvisent, j’ai eu envie de les fixer sur du papier, de leur donner une existence qui dure. Cette tendance s’est poursuivie durant mon adolescence. Vers quinze ans, j’ai commencé à fixer sur papier des choses plus importantes. A l’époque, j’adorais deux compositeurs qui sont des phares pour moi : Beethoven et Bartok.
Et puis, que s’est-il passé ?
Au moment de passer mon bac, c’était évident pour moi que je voulais vivre ma vie dans la musique. J’ai hésité entre la composition et la direction d’orchestre. Je me suis vite rendu compte que la direction d’orchestre n’était pas pour moi : j’étais – je le suis toujours – trop timide, trop introverti, il faut avoir un certain côté « comediante ». Et j’avais toujours en moi ce désir et parfois cette joie de créer, même si les études dites théoriques n’ont pas toujours favorisé cet élan. Je suis rentré au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris et j’ai suivi les classes de composition d’Henri Dutilleux, d’Ivo Malec, ainsi que le cours d’analyse de Claude Ballif.
Êtes-vous nostalgique de vos débuts ?
En soi, la nostalgie – la « Sehnsucht », du monde germanique -, fait partie de mon tempérament, de mon expression, alors je peux regretter le temps d’avant… Mais je suppose que votre question porte plutôt sur cette époque des études musicales supérieures, alors je peux répondre que je n’en ai aucune nostalgie, que j’ai vécu cette période dans un grand isolement, une grande solitude musicale, et que, malgré la qualité humaine et musicale de plusieurs de mes interlocuteurs, je n’ai pas fait la rencontre qui m’aurait permis de clarifier mon langage, de découvrir, au-delà des modes et des mots d’ordre, ma personnalité réelle. Non, je n’ai guère de bons souvenirs, sinon parfois de fortes discussions avec quelques collègues, mais plutôt avec ceux qui étaient un peu marginalisés dans leur rapport avec les institutions.
Ce parcours est-il semé de doutes ?
Les doutes ne m’ont jamais quitté, je dirais qu’il est consubstantiel à ma nature, mais ce n’est pas très original, beaucoup de créateurs vivent avec ce sentiment. Ce qu’il peut y avoir de dangereux, c’est quand le doute vous taraude au point de ne jamais réussir à terminer une pièce. L’aspiration au progrès personnel est merveilleuse mais ne doit pas empêcher le plaisir, la joie.
C’est donc l’engagement d’une vie. Quelles ont été les œuvres que vous avez écrites qui vous ont confirmé dans votre choix?
La première œuvre à laquelle je pense, c’est ma symphonie numéro 2 pour violon et orchestre, une partition relativement ancienne que j’ai composée quand j’étais résident à la Villa Médicis à Rome. Pour la première fois, j’ai senti que je me laissais aller à une expansivité mélodique que j’avais bridée jusque-là. C’est une partition qui dure vingt minutes, dans un esprit un peu « Mittel Europa ». Cette œuvre s’inscrit dans le souvenir d’Arnold Schönberg d’Alban Berg, de Gyorgy Ligeti, dans l’esprit d’écrivains comme Arthur Schnitzler ou Joseph Roth… Bien sûr, ce genre de correspondance reste très personnel. Cette œuvre a eu des retombées sociales importantes pour moi. Elle a été créée et enregistrée. C’est loin d’être toujours le cas.
Y a-t-il d’autres pièces qui vous tiennent particulièrement à cœur ?
Oui, bien des années plus tard, mon opéra le Quatuor, composé récemment. Cette composition a été soutenue par la fondation Beaumarchais (2005-2009), mais pour le moment n’a pas la perspective d’être représentée. Sa production réclame de gros moyens au niveau des chanteurs, instrumentistes, au niveau de la mise en scène. En plus, il dure 3h15 alors que la mode est aux opéras courts, souvent sur des sujets politiques ou sociaux, ce qui là n’est pas le cas.
Pourquoi l’avoir écrit alors ?
Parce que j’en avais le désir profond. J’avais envie d’écrire une œuvre dramatique avec une situation, une action, un affect lié à des personnages, une vraie psychologie traduite par des moyens purement musicaux. Et puis, il y a eu une réelle rencontre avec Rory Nelson qui est un écrivain et également un musicien, et qui est l’auteur d’une longue nouvelle, Le Quatuor. En la lisant, j’ai eu la sensation que c’était le sujet qu’il me fallait, à la fois onirique et réaliste. Des personnages tout à la fois sensibles, vivants, et mystérieux. L’intrigue est définie mais elle permet aussi à chacun des interprétations, des élans d’imagination divers… Cela m’a fait penser à des films de Bergman où l’élément fantastique se mêle à des éléments réalistes et cadrés. Je pense aux Fraises sauvages, au Silence et, parmi ses films plus récents, à Fanny et Alexandre. La composition de cet opéra m’a occupé dix ans, certes en écrivant durant la même période nombre d’œuvres instrumentales et vocales qui répondaient à des commandes.
Au regard de tout ce que vous avez produit, vous sentez-vous appartenir à un courant ?
Difficile de se définir… Si on parle d’école et de tendance, j’aimerais insister sur le fait que je suis indépendant. Certes beaucoup de compositeurs revendiquent de n’appartenir à aucun courant, mais en fait ils se rattachent à une école : qu’elle soit post-sérielle, spectrale, « néo-tonale », minimaliste, répétitive ou qu’elle participe de l’électroacoustique. Pour ma part je voudrais ne rien rejeter.. Tout dépend des œuvres et de la pensée.
Comment définiriez-vous votre musique alors ?
Je dirais que ma musique est expressive, voire affective, mais dans le cadre d’une architecture élaborée. Et, dans mes œuvres, je cherche parfois une synthèse ou une rencontre entre plusieurs courants musicaux quand du moins je pense que la pensée musicale le réclame. Je me refuse à toute censure et à toute autocensure dans une partition. J’apprends à écouter ma voix intérieure, comme disait Andrée Chedid, avec qui j’ai eu la joie de travailler. Avant tout, je me sens rattachée à la tradition de la musique européenne, dans cette grande histoire qui part du chant grégorien jusqu’à aujourd’hui. Je dois dire que je suis très européen, au sens que Stefan Zweig a énoncé dans le titre de son journal, ce qui bien sûr n’ôte rien de l’hommage que je peux rendre aux expressions d’autres civilisations. Je vis avec ce que Gyorgy Kurtag appelle le filtre de la mémoire… quelque chose dans la musique, dans l’art, mais aussi dans la nature de sensible, qui m’habite et qui de temps en temps se révèle plus nettement à l’occasion de la composition d’une page musicale.
Et aujourd’hui ?
Actuellement, je travaille sur deux commandes. Une composition pour trois voix de femmes qui s’appellera Exils élégiaques et qui est inspirée de poètes un peu ignorés du XVIIème siècle, comme Nervèze. C’est une commande de l’ensemble « Résonance Contemporaine » dirigé par Alain Goudard, avec qui je travaille régulièrement depuis une quinzaine d’années. La deuxième commande est une pièce pour guitare et orchestre à cordes commandée par André Simony, guitariste, qui vient d’enregistrer un disque de musiques sud-américaines et qui prépare un deuxième album de musique contemporaine, où figurera une de mes partitions, Morale II. La guitare est un instrument pour lequel il est très difficile d’écrire si on ne veut pas tomber dans des clichés d’arpèges. J’ai plusieurs fois composé pour cet instrument, en soliste ou intégré à un ensemble de chambre, mais quant à l’écriture même de la guitare, je n’ai jamais été complètement satisfait.
Peut-on être satisfait de son œuvre à cent pour cent ?
Je ne peux bien sûr répondre qu’à titre personnel. Il y a souvent un abîme entre l’idéal rêvé au tout début de l’idée de l’œuvre et la réalisation finale… En même temps, il faut avoir l’humilité – ou la sagesse -, si l’on a la conviction d’avoir travaillé (car c’est un travail, et parfois très pénible ) consciencieusement (et sinon, à quoi bon !? ) de se dire : j’ai fait, à ce moment-là, ce que j’ai pu. Etre personnel, sans jamais chercher à l’être…dire le sensible, l’intérieur, l’affect, en restant dans une expression musicale… ne jamais mépriser l’auditeur ou le spectateur, mais ne jamais composer en fonction de ses désirs supposés… Si on peut dire cela après avoir terminé une œuvre, ce n’est déjà pas si mal !
Entretien mené par Odile Woesland
crédit photo : Guy Bompais
Toutes les informations sur : www.jeanclaudewolff.com