De nos jours, les réseaux sociaux sont devenus incontournables. La nouvelle génération se construit une vie virtuelle, dans laquelle elle se réinvente, une façon de lutter contre la solitude et l’ennui ambiants.
Le dernier né : Chatroulette.com. Ce site vous place au hasard en chat vidéo face à un autre internaute connecté n’importe où dans le monde, les deux interlocuteurs pouvant à tout moment appuyer sur la touche «Next» et relancer la grande roulette du chat. Il suffit d’appuyer sur le bouton « Play » afin d’être mis en relation avec quelqu’un dont on n’ignore jusqu’au nom et qui n’en sait pas plus à notre sujet. Fonctionnant sur l’attrait de l’inconnu, la curiosité naturelle, ce site est un vrai succès. Un petit goût de mystère qui rend le jeu terriblement addictif avec en plus la délicieuse impression de transgression en parlant à un inconnu. Mais le site n’évite pas les mauvaises rencontres, dévoilant un côté cabinet des horreurs planétaire offrant la plupart du temps des scènes surréalistes.
L’artiste français SISTEBANE s’est intéressé à ce phénomène. Fasciné, il a fait des captures d’écran de webcams du monde entier et les a mis en situation dans une série de tableaux appelée « FREAK CONNECTION », mélange de photographie et de peinture, afin de montrer les capacités de l’être humain à se mettre en scène. Ces tableaux, entre street-art et pop-art, montrent la société d’aujourd’hui, le mal-être humain, telle une lucarne sur une société en mal de vivre, mais avant tout un miroir grossissant.
A l’occasion des Kube Art Brunch de l’Hôtel Kube à Paris, l’artiste a accepté de répondre à nos questions.
Bonjour Sistebane, pouvez-vous vous revenir en quelques mots sur votre parcours ?
Je suis Sistebane, français habitant et travaillant à Paris où se trouve mon atelier. Je suis graphiste illustrateur de métier. J’ai commencé dans le monde de la communication et de la pub, cela se ressent encore aujourd’hui dans mon travail.
Et j’ai dévié naturellement sur la peinture en free-lance afin de m’extérioriser, d’être plus libre en fait. J’aimais beaucoup la publicité, mais je n’aimais pas le milieu, étant plus petit mouton que requin. J’ai donc préféré être libre et indépendant et essayer la peinture. Je voulais d’abord essayer pour voir ce que cela donnerait et en 2000-2001, j’ai commencé à faire mes premières expositions.
Racontez-nous ce projet, « Freak Connection ».
C’est un nouveau concept pour moi car d’habitude je fais des choses un peu plus graphiques, urbaines, voire plus pop art. J’ai été fasciné par un site qui s’appelle chatroulette.com, un petit site inventé par un jeune russe qui s’ennuyait chez lui et qui a construit un site tout simple : une webcam et un bouton « Next ». C’est une roulette russe de webcams !!!
Vous tombez à n’importe quel moment de la journée sur n’importe qui, à n’importe quelle heure. Et si d’un commun accord, vous ou l’autre personne devant sa webcam, décidez de rester dialoguer, vous pouvez rester ensemble tant que personne n’appuie sur le bouton « Next ». Sinon vous ne pouvez jamais revenir en arrière, vous ne pouvez jamais retrouver la personne. C’est un instantané chez une personne.
J’ai voulu démontré à travers ces tableaux le côté malsain de l’être humain : le voyeurisme, l’excitation et puis surtout comment les gens s’ennuient dans la vie en 2010. Parce que lorsque vous regardez toutes les captures d’écran que j’ai faites, vous ne trouverez que des têtes tristes, des gens tristes qui s’ennuient et qui sont souvent seuls. Et c’est un peu cette vision contemporaine en 2010 de la technologie et des médias de communication que j’ai voulu montrer.
Je suis un peu d’accord avec vous. Par contre dans les premières images de chatroulette, j’avais souvent vu des groupes de potes qui faisaient n’importe quoi, qui se déguisaient, des têtes de Scream…
Tout à fait, au début, les gens se déguisaient et prenaient plaisir à le faire. C’est d’abord ce qui m’amusait, les gens se déguisaient, se vêtissaient même pour l’occasion comme si c’était un rendez-vous avec quelqu’un, c’était un peu carnaval. Les semaines passant, les gens sont devenus plus simples, plus eux finalement, et on voit depuis un peu de tout. On peut tomber sur des petits gamins de six-onze ans, des personnes âgées ou des gens qui font l’amour… Je suis même tombé en plein amphithéâtre de classe aux États-Unis. Ils étudiaient en cours le phénomène car c’est quand même un phénomène de société.
Cela montre vraiment le mal-être humain. Les gens sont dans la bêtise humaine et appuient sur le bouton « Next ». Ça ne sert à rien, c’est une zappette médiatique.
J’avoue ne jamais être allée sur chatroulette, j’ai été un peu échaudée par les commentaires lus surtout sur les hommes qui s’occupent un petit peu, je trouve cela hyper violent….
Comme il n’y a pas de recherche d’IP, les gens ne sont pas identifiés. Ils peuvent donc se permettre d’être complètement outrageants, outrageux et cela fait un peu borderline en fait.
On peut également y voir de la tristesse humaine.
Complètement, de la tristesse humaine. Les gens sont tristes, seuls et cela se voit beaucoup. Certaines personnes laissent parfois leurs webcams allumées sans le savoir, vous rentrez chez eux par ce biais parce que c’est une caméra et vous les voyez déambuler seuls, regarder la télévision car ils font parfois les deux choses en même temps. Vous pouvez même rester dix minutes chez eux avant qu’ils ne se rendent compte qu’il y a quelqu’un.
C’est vrai que tout cela est excitant dans le sens où on est dans la perversité humaine, on rentre chez les gens. Il y a ce côté curieux, pervers, qui finalement est le quotidien de l’humain, il y a de l’adrénaline dedans. Et d’un autre côté, c’est navrant et effrayant car on voit de tout.
Ce phénomène existe déjà un peu sur Facebook où il n’y a pas de webcams mais des discussions en ligne. Cela est peut-être du au fait qu’on ne voit pas la personne en face mais le comportement des gens est très bizarre : ils sont très exigeants alors qu’on n’est pas forcément disponible tout le temps, certaines personnes deviennent un peu agressives et pas toujours respectueuses.
C’est le virtuel, les gens sont borderline et se permettent des choses qu’ils ne feraient pas forcément dans la vraie vie, voire même par timidité dans la vraie vie. Sur chatroulette, je me déguisais parfois volontairement pour solliciter un sourire ou quelque chose, pour enlever ce côté triste qu’ils avaient. Je mettais alors une petite casquette pour solliciter une réaction car certaines fois les gens étaient livides, impassibles, il ne se passait rien.
Ensuite, c’était marrant justement de voir toutes ces captures d’écran, il y en a quatre-cinq mille en fait, et de les mettre en fond d’écran pour faire une sorte de kaléidoscope de vie.
C’est en fait un peu une étude.
Tout à fait, une étude du comportement humain. Mon travail précédent était sur le côté pop art de la rue, des choses beaucoup plus terre à terre qui, dirons-nous, m’intéressent plus, de la télévision au cinéma. Ce projet est plus un regard sur les gens finalement.
Je vis dans mon monde, je suis très média, très télé et très internet. Mais finalement, cela me concernait aussi car je vis avec les médias et internet. Quand je rentre chez moi, j’allume la télévision et internet donc je vis avec ce quotidien. Chatroulette a un côté à la fois effrayant, excitant et malsain, c’est tout cela à la fois, c’est l’humain dans toute sa puissance !!!
J’ai vraiment voulu me servir de ce fond, car je me sers toujours de mes fonds d’écran, Je voulais également travailler sur une partie collage. Faire ces captures d’écran et coller, c’était intéressant. Ça fait un patchwork de couleurs. Je ne travaille pas forcément les couleurs donc cela tombait bien. C’est naturellement très coloré, c’est très vif !!!
Outre ces assemblages-collages de photographies, vos tableaux ont trois constances. La première est la présence de la couleur rose.
Je suis très couleur dans mes tableaux car je suis très pop art – j’en reviens à ça – mais je ne voulais pas mettre trop de couleurs puisque les captures d’écrans se suffisaient à elles-mêmes. J’avais déjà un patchwork de couleurs donc je ne voulais pas de couleur trop vive ou trop franche. Je trouvais que ce rose, qui est un rose fluorescent, allait avec tout. Il était un peu générique. Il épurait et ravivait le tout.
Mes tableaux sont au format carré d’ailleurs, un format que j’aime également. C’est carré comme la télévision, la communication.
On retrouve sur chacune de vos toiles des numéros.
Je suis très chiffres, j’en mets tout le temps dans mes tableaux. Je ne sais pas pourquoi, je ne saurais faire d’analyse à ce sujet. Je trouvais que le sujet s‘y prêtait vraiment, dans l’esprit de dire que nous sommes tous des numéros.
On dépend tous d’une IP quelque chose, d’un document, on est tous reliés à un numéro, à la carte bleue, etc… C’est notre quotidien. Ce sont par contre des numéros choisis de manière aléatoire.
Quant aux phrases présentes sur chaque toile…
Je ne voulais pas de mots chocs mais plutôt des phrases courtes. J’ai d’ailleurs choisi volontairement une typographie très pixellisée. Je voulais un rapport avec les conversations qu’on a ou les non-conversations qu’on a par rapport à la communication et aux réseaux.
Ces phrases sont des phrases ou des mots liés à la communication ou plutôt au besoin de communication, comme « Free Hugs », « Show Time » parce que les gens se montrent ou « Are you talking to me » car les gens se demandent « Est-ce que tu vas me parler ? ».
Finalement la phrase la plus forte, celle qui résume le plus chatroulette, n’est-elle pas « Love me please love me » ?
Exactement, c’est un appel à la tendresse car les gens s’ennuient alors ils te somment : « Aime-moi, je m’ennuie ».
Mais les gens finissent aussi par s’ennuyer sur les réseaux sociaux. Il y a l’effet excitation du début mais on finit toujours pas s’ennuyer si on ne l’alimente pas avec une actualité personnelle. Je ne m’ennuie pas encore car j’alimente mon Facebook à partir de mon actualité, j’ai besoin de l’alimenter, de communiquer.
Pour en revenir aux phrases, elles sont toutes en rapport avec la communication, voire même aux sites de rencontres, car finalement internet est un grand site de rencontres qu’il y ait un flirt ou pas.
Internet c’est de la rencontre ou plutôt de la non-rencontre. C’est de l’illusion, du superficiel. Les internautes accumulent les amis virtuels, ils non-communiquent parce que finalement ils ne se voient pas en vrai. Ou ils restent plus de temps chez eux donc ils ne se voient plus en vrai, c’est vraiment de la non-communication.
Du flirt sans être du flirt, de la drague virtuelle à l’autre bout de la terre. Ils sont super contents, ils ont marqué un point là-bas mais finalement s’il ne doit rien se passer, il ne se passera rien…
Mon travail n’est d’ailleurs pas fini. Je pense le faire évoluer avec des volumes, des sculptures…
Et bien, nous sommes très impatients de voir cela. Merci d’avoir répondu à nos questions.
Et bien merci à vous.
Depuis l’émergence des réseaux sociaux, les personnes ne sont jamais senties aussi seules. L’artiste Sistebane, à travers ses toiles, nous offre une démonstration brillante du plus gros travers de cette société individualiste où finalement les uns s’occupent à observer la vie des autres, s’ennuyant dans leur propre existence. C’est factuel mais néanmoins très fort, on ne rencontre plus réellement les gens, on ne les voit plus que virtuellement.
Les œuvres de Sistebane sont visibles jusqu’au 31 juillet 2010 au Kube Hotel à Paris et à l’hôtel AXEL HOTEL à Berlin également.
KUBE HOTEL « The Ice Kube » Design Hotel 1-5 Passage ruelle 75018 Paris
http://www.bombesproduction.com/
Marie-Odile Radom