A une heure du matin, lire ce bouquin (NDLR : Théorie du chiffon de Marc Lambron), c’est un peu comme se prendre une gifle, tendre l’autre joue, et pousser le vice jusqu’à vouloir embrasser le méchant personnage…
Jean-Louis Beaujour, un grand couturier français, se livre (presque comme sa dernière fois) à la romancière française, et vraisemblablement amie, tout au moins confidente de choix, Hélène Delmas.
Attention, ne vous méprenez pas, l’homme en question ne parle pas de couture, « En réalité, il se prononce sur l’air du temps » (oui, je sais, ça peut faire peur).
162 pages où le couturier à la renommée internationale passe au scalpel tout ce qui le fait gagner beaucoup d’argent et par là même vivre : les autres couturiers, ses clientes, les égéries, les mannequins, les rédactrices de mode, la télévision…
Aucun n’est lésé. C’est « Super Street Fighter » dans l’univers de la mode.
Mon top 5 en termes de citations :
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« Jean-Louis Beaujour : Comme si les victimes de la mode ne savaient pas qu’elles vont mourir, et qu’avant cette échéance il est possible d’arracher à la vie autre chose que trois pia-pia devant des tissus chamarrés. Tous ces ilotes sont des sansonnets. On leur a énuclée le cortex. » (p. 27)
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« Jean-Louis Beaujour : J’ai mes égéries professionnelles, c’est vrai. Tarifiées. Et pas à la petite semaine.
Hélène Delmas : Elles en valent le prix?
Jean-Louis Beaujour : Comme êtres humains, parfois. Comme trompe-l’oeil, toujours. » (p.30)
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« Jean-Louis Beaujour : Mes hystériques sont d’excellents baromètres sociaux, gouvernés par des tempéraments de tournesols. Elles dirigent toujours leurs têtes vers le roi inatteignable, le fiancé impossible, le mari des autres. Comme elles finissent par être très renseignées sans comprendre grand-chose à ce qu’elle savent, je fais le tri. C’est ma brigade à potins, mon agence de détectives privés. » (p.38)
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« Jean-Louis Beaujour : Les projections officielles de Cannes sont devenues des lessiveuses à remords, l’élixir moral qui exempte de leurs péchés toutes ces belles âmes intoxiquées à la poussière de diamant… » (p.52)
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« Jean-Louis Beaujour (au sujet des rédactrices de mode) : « Non seulement je pense qu’une femme enveloppée est une insulte à mon art, mais je le fais savoir dans les journaux. Les rédactrices adorent ! Ensuite, elles repartent ensevelies sous les cadeaux, multipliés par le nombre de firmes qui les couvrent de bienfaits pour avoir trois lignes dans les gazettes. Echantillons, chaussures, parfums, vêtements, leurs appartements sont des cavernes d’Ali-Baba. Croyez-moi, il est rare de voir des femmes se vouer au destin d’entrepôt, mais, frappées par la grâce, les rédactrices de mode y parviennent. » (p. 79)
Le Gourou Sacré n’a de cesse de cracher son venin.
Et pendant ce temps, à la lecture des pages, et face à l’arrivée massive des critiques acerbes, qu’on se prend bien dans la gueule, et ce de façon frontale (parce que ce monde, ma fois, c’est aussi – un peu – le nôtre à tous), on oscille entre une envie de lui dire « merde » et comme un signe d’acquiescement de la tête, parce que – somme toute – il ne dit pas que des bêtises, le Jean-Louis.
Parmi les clairvoyances du couturier :
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« Jean-Louis Beaujour : Le vêtement n’est qu’un bout de tissu, ce sont les femmes qui lui confèrent un esprit. » (p. 15)
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« Jean-Louis Beaujour : Oublions le temps, Hélène, et il nous oubliera. Non, je me demande encore, si vous voulez, par quelles opérations mentales il faut passer pour en arriver à considérer, profondément, passionnément, viscéralement, que mes créations sont essentielles, jusqu’à occuper dans les obsessions des fashion victims une place prédominante. C’est la seule secte plébiscitée, puisqu’elle élit ses gourous. Je suis plus leur créature qu’elles ne sont les miennes. » (p. 26)
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« Jean-Louis Beaujour : Il y a des familles qui tiennent le haut du pavé dans les métropoles régionales. Certains de ces roitelets locaux, arrivés tout farauds à Paris, pleins de morgue provinciale, s’y voient supplantés par des natifs de la même ville, plus modestes par les racines mais supérieures par leurs dons. Paris rebat les cartes en fonction du talent, non de l’origine. Aussi longtemps que cela durera, cette ville survivra. » (p. 44)
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« Jean-Louis Beaujour (au sujet du festival de Cannes) : Comme c’est un bon endroit pour estamper une silhouette, je ne vais pas me priver d’y imprimer mon profil, le meilleur, le droit. Mais vous ne m’entendrez jamais donner des leçons sur la misère du monde. Il y a des ridicules que l’on préfère s’épargner. » (p. 52)
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« Hélène Delmas : Nello a dit un jour qu’un couturier hétérosexuel est comme un joueur de hockey sans crosse.
Jean-Louis Beaujour : Il aurait mieux fait de siroter son Campari. Le nationalisme des préférences sexuelles est toujours déplacé, croyez-moi. Il n’y a pas de raison de transformer un goût privé en blason de l’excellence, sinon toutes les tapettes auraient du talent. » (p.57-58)
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« Jean-Louis Beaujour : Il faut prendre les choses de façon plus large, Hélène. Un magazine féminin, où qu’il soit fabriqué, est un lieu moderne. C’est-à-dire que Dieu n’y existe pas.
Hélène Delmas : Dieu ? Mon Dieu !
Jean-Louis Beaujour : Ne faites pas l’idiote. Je veux dire l’idée d’un infini, d’une vie invisible, d’un au-delà du monde. Jamais. En conséquence, tout y est commandé jusqu’à l’angoisse par la finitude physique. » (p. 74)
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« Jean-Louis Beaujour : Si j’ai d’abord voulu paraître en public afin de faire connaître mes robes, je me demande parfois si je n’ai pas fini par dessiner des robes pour continuer à paraître en public. En tout cas, la télé, je préfère y aller plutôt que de la regarder.
Hélène Delmas : Pourquoi ?
Jean-Louis Beaujour : Parce que j’ai mis du temps à comprendre que ce qui rend malheureux, ce n’est pas la vie, mais son commentaire. Quand je reviens à mes livres, à la conversation délicate avec quelques amis, je baigne dans la couleur d’une heureuse civilisation. Alors que la télé se jette sur vous comme on lance un filet sur un animal. Y faire le clown est une chose. En être l’esclave en est une autre. » (p. 82-83)
Maintenant, il est trois heures du matin, et on se rend compte qu’indépendamment de tout ce raffut sur le monde de la mode et des gens qui le composent, notre grand couturier ne souffre que d’avoir du coeur, et que c’est justement ce trop-plein d’amour et d’empathie, anesthésié par la violence d’un monde qui fonctionne mal, prônant la culture des apparences et se suspendant dans une finitude physique, qui l’invite à ne se rapprocher de personne et à corrompre tout le monde.
Le plus beau passage du livre :
« Hélène Delmas : Qu’appelez-vous « savoir aimer »?
Jean-Louis Beaujour : Si vous me forcez à préciser, je serai sérieux trois minutes pour vous dire que c’est l’intégrité éthique alliée à la liberté sexuelle. L’idée d’une femme qui ne ferait jamais de saloperies concrètes, se comporterait bien en tout et sur le fond, mais n’aurait pas de limites dans son plaisir. Les quelques-unes de cette sorte que je connais, je les chéris comme des statues intérieures, je les regarde avec tendresse comme les gravures fragiles de mes vieux livres.
Hélène Delmas : Le profil que vous décrivez ressemble assez à une catholique très libre de moeurs, non?
Jean-Louis Beaujour : Si vous voulez, mais sachant dissocier l’ordre des attitude morales de sa propre liberté d’aimer. Parce que le sexe, c’est quand même la suspension du jugement, la liberté de tout faire tant qu’il n’y a pas de préjudice pour les autres. C’est ça qui m’enchante, pas la façon dont une femme entre dans une chambre, mais l’idée qu’elle le fasse en dehors de tout jugement.
Hélène Delmas : Une sorte d’enfance ?
Jean-Louis Beaujour : C’est ça. Je suis érotiquement heureux quand l’idée de condamnation est absente. On m’a trop accablé avec ça – avec mes moeurs, si vous préférez – pour que je ne sois pas sensible à cette grâce.
Hélène Delmas : Mais vous avez besoin, dans votre idée, que la femme soit morale ?
Jean-Louis Beaujour : C’est mieux. Parce que l’estime est érotique aussi. Pour le dire autrement, je pense que le prolongement des caractères moraux devrait être l’aptitude à suspendre les jugements sexuels. Parce que la pierre d’angle n’est pas là. Qu’une femme fasse des trucs très sexe n’a rien à voir avec la morale profonde. Ce n’est pas le lieu. En revanche, si elle tire dans le dos d’une copine pour prendre sa place, par exemple, alors là elle se comporte comme une traînée. » (p. 140-141)
Un ouvrage qui se lit d’une traite en moins de deux heures.
Qui donne envie de partager (quelle que soit l’heure).
Et qui amène le lecteur bien au-delà de la « Théorie du chiffon ».
Elisa Palmer
1 comment
Bien ma fille nous avons passé un petit moment sur luxsure – notamment la revue du livre et le défilé ferrant – nous comprenons mieux maintenant ton activité journalistique – bisous de nous deux
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