L’Impersonne – Martine Roffinella
Editions François Bourin – 16€
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Ensuite on se gondole mais sur le coup on a cru passer l’arme à gauche sans rire c’était terrifiant d’ailleurs une heure après le premier café on ira vite boire une bière ou deux ou trois au troquet du coin histoire de faire cesser le tremblement des mains oui ce n’est rien paraît-il un signe de la ménopause on a lu ça quelque part la bloblotte à dix heures du matin rien de grave une chute de minéral un manque de magnésium ou de fer on ne se souvient pas c’est sûr qu’on a lu que ça n’a rien à voir avec l’alcool c’est le retour d’âge comme on disait avant drôle d’expression haha en tout cas l’alcool pour rien là-dedans on ne va pas l’accuser de tous les maux quand même c’est pas lui qui fait trembler les mains au bout de trois bières ça se passe ensuite à midi quand on attaque le vin blanc alors là ça va tout à fait bien on retrouve l’usage de soi les visages aimés ne jonchent plus le sol on peut se regarder dans le miroir de la salle de bain sans s’y voir mourir bref on est d’attaque maintenant qu’est-ce qu’on fait il est à peine quatorze heures c’est tôt on est disponible pour quoi faire écrire lire écouter de la musique chercher un emploi bien qu’on ait compris que des clopinettes on ne retrouverait rien c’est cuit le tourteau l’araignée de mer archi cuit même Ecrire oui ce serait pas mal…
Comme un « au secours », Martine Roffinella écrit à la hâte et intensément, elle court presque sur le papier, avec une honnêteté morale et intellectuelle – qui va loin. C’est fait exprès, et L’Impersonne se lit d’une (seule) traite : tout est dans le rythme et la mesure. A la lecture, on est réduits aussi – de manière certaine – à une forme de servitude. Le phrasé particulier des pensées alcoolisées, la formule verbale et psychique des angoisses continues, les grimaces et les mouvements involontaires de la dépendance. Qui refuserait de se laisser épingler encore un peu ? L’Impersonne est un cri dans la nuit, même pas une envie de « mieux vivre », mais la nécessité de quitter l’alcool définitivement pour y voir clair. Après un trop long silence, ce livre marque le grand retour de Martine sur la scène littéraire. Un cadeau qu’elle se fait d’abord à elle-même, mais qui dessine dans la marge pour ses lecteurs un courage exceptionnel et un mérite digne d’être connu. Bravo. Et MERCI.
Elisa Palmer. « L’Impersonne », le titre de votre livre est très percutant, pensez-vous qu’une personne malade alcoolique abstinente se neutralise, devient plus transparente/neutre/mièvre qu’une personne qui continue de boire ?
Martine Roffinella. Je ne peux évoquer qu’un seul cas : celui qui est exploré dans L’Impersonne. A mon sens, il existe mille et une formes d’alcoolismes, tout dépend des circonstances et des épreuves qui ont jalonné la vie des uns et des autres. Pour ce qui concerne le type d’alcoolisme qui est raconté ici, non je ne pense pas qu’il puisse être question de « transparence/neutralité/mièvrerie ». La personne est dépossédée de son « je » car l’alcool devient son maître, de façon insidieuse et lente, au fur et à mesure des années de dépendance. A un moment, la boisson devient si dictatoriale qu’il ne subsiste quasiment plus rien du gisement émotionnel d’origine, pourtant si précieux à chaque être humain. Il semblerait que le coeur s’englobe au foie, pour ne plus devenir qu’un organe gorgé d’illusions.
EP. A la lecture de votre livre, j’ai eu le sentiment que votre désir de ne plus boire du tout était arrivé suite à un événement qui vous a secoué très brutalement, quelque chose de très mental/imagé qui vous a fait quitter vos repères, votre quotidien de vie ?
MR. Ce n’était pas un « désir de ne plus boire ». A la suite d’un événement majeur qui m’a fait toucher d’assez près ce que pouvait être la déchéance humaine (épisode sordide de l’humiliation sexuelle infligée par l’admiratrice, je me suis posé la question suivante : Désires-tu vivre, oui ou non ? Répondre « oui » impliquait l’arrêt instantané de l’alcool et du tabac. Je n’ai mesuré que bien plus tard qu’en fait, répondre « oui » à la vie signifiait accepter la mort. Mais c’est un autre débat !
EP. Votre livre est écrit de façon très moderne, on y côtoie une sorte de poésie de la schyzophrénie. C’est très double, très changeant. Les rythmes sont doux, puis syncopés… Pourquoi ? Est-ce une écriture presque automatique ou alors recherchée ?
MR. La première version de ce texte est venue d’un seul et unique jet, sur des petits cahiers de brouillon bleus, quasiment sans pause, presque en écriture automatique. J’en ai été très surprise, mais je n’ai pas cherché à contrôler ce flot, qui semblait ne jamais devoir s’interrompre et qui a bien failli me submerger. J’ai senti que c’était un texte dangereux pour ma santé mentale ! Ensuite, j’ai laissé reposer un peu, puis j’ai travaillé le souffle – ou l’absence de souffle si spécifique aux pensées alcooliques. Tout arrive souvent en simultané, tout se mêle et se démêle, le temps se perd, s’invente, se détruit… J’ai voulu retranscrire l’état d’ébriété sous une forme littéraire compréhensible et « buvable », si j’ose dire. J’avais aussi en tête le fabuleux travail de Virginia Woolf en matière de simultanéité des moments/événements/couleurs/vies, etc. C’est assez stupéfiant dans Orlando, par exemple.
EP. Savez-vous à qui s’adresse votre livre ? Aviez-vous un lecteur « type » en tête ?
MR. Ce que j’espère bien sincèrement et sans langue de bois, c’est qu’il puisse être lu par tout le monde. Et que chacun y puise la réponse – ou la question – qu’il souhaite aborder, qu’il s’agisse de simple curiosité ou d’une quête personnelle. Il y a des moments assez drôles dans le livre, notamment sur le plan des désastres amoureux. Certains lecteurs s’y sont retrouvés, alors c’est déjà beaucoup sur le plan de la portée de l’ouvrage.
EP. Après plusieurs mois d’abstinence, pourquoi revenir sur ces années catastrophiques de votre existence ? Quel rôle joue la mémoire, les souvenirs, le passé – aujourd’hui – dans une quête quotidienne de continuer (à avancer sans alcool) ?
MR. L’histoire de l’écriture de ce texte tient en une phrase : Boire ou pas, c’est pareil. Dame Solitude est encore plus présente, voire collante, et il faut accepter en plus la proximité de sa meilleure copine, la Camarde… tout ça sans un verre (ni une cigarette) pour calmer l’effroi qui tord les tripes ! D’abord je n’ai pas su quoi faire de ce constat, car comment l’évoquer sans tomber dans la théorie froide et analytique ? Or je voulais un texte de chair et de sang. C’est alors qu’est arrivée la première phrase. Une sorte de fil. J’ai voulu savoir où conduisait ce fil. En tirant dessus, j’ai vu toute cette vie défiler – comme avant la mort, en somme. Et je me suis dit qu’il était donc urgent de l’écrire.
EP. Le passage de la mouche me semble essentiel, presque crucial, dans le roman. Pouvez-vous m’expliquer ce ressenti ?
MR. Oui c’est une interrogation sur la nature humaine portée ou non vers la destruction, et ce qu’il faut en penser. Avec l’alcool, il paraît plus simple d’accomplir des actes désagréables voire injustes ou violents. La culpabilité est comme anesthésiée. Quand j’ai cessé de boire (et de fumer), en avril 2013, je me suis sentie si vide que le besoin d’une quête spirituelle s’est aussitôt fait ressentir. D’abord j’ai relu Don Quichotte de Cervantes, puis je me suis lancée dans les grands mystiques, comme Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, saint Jean de La Croix, etc. J’ai même suivi trois sessions de cours universitaires à distance de théologie, pour glisser ensuite vers des penseurs comme Jean Klein ou René Guénon. Je n’ai pas trouvé la réponse. Mais, comme le dit justement Jean Klein : « La question est la réponse. »
EP. Il y a quelque chose de très « insidieux et vicieux » dans cette dépendance qui entraîne l’alcoolique à faire des choix de vie en faveur de sa maladie, en vue d’alimenter son addiction, comme pour rester dans une zone de confort inconfortable mais seule réalité possible ? Vous le décrivez parfaitement dans votre roman. Pourquoi ?
MR. Oui, l’alcool est un copain tyrannique, il impose ses habitudes, son rythme de vie, ses doses… Au début rien de grave, mais quand on passe la trentaine les doses augmentent, il faut commencer à se planquer pour boire, car c’est mal vu, et on ne veut pas passer pour un alcoolique – justement ! Quand le diagnostic est tombé, pour ce qui me concerne, j’ai cru mourir de honte. Mais ce n’est pas la honte qui m’a conduite à arrêter de boire. En devenant sobre, j’ai décidé d’accepter ma contingence, mon imperfection notoire, le vieillissement, l’impossibilité d’aimer – bref la tragédie humaine. Boire (progressivement en cachette) met dans l’inconfort ; ne pas boire met dans un inconfort encore plus grand. Mais, comme dit l’Impersonne : « à tout prendre on préfère y voir clair »
Elisa Palmer